Une nouvelle et tentaculaire affaire de détournement de fonds publics ébranle la société irakienne, déjà fortement éprouvée par l’omniprésence d’une corruption qui sévit à tous les échelons de l’État. Si les autorités ont semblé réagir à la mesure du scandale, en procédant rapidement aux premières arrestations, cette nouvelle affaire jette une lumière crue sur l’ampleur de la corruption dans un pays au bord du chaos, miné par des années de guerre et de violence.
C’est un braquage aussi silencieux que catastrophique pour les caisses de l’État irakien, qui pourrait bien avoir été victime de son « casse du siècle ». Entre septembre 2021 et août 2022, quelque 3 700 milliards de dinars – soit l’équivalent de 2,5 milliards de dollars – auraient été subtilisés sur un compte de l’administration fiscale du pays. L’affaire a été révélée le 15 octobre dernier par le ministre du pétrole, Ihsan Abdel Jabbar, fraichement débarqué de son portefeuille, qui a détaillé les résultats des investigations menées par le ministère des Finances irakien – le même Ihsan Abdel Jabbar qui a été accusé, quelques jours auparavant, de « corruption à grande échelle » par des membres du Congrès américain, qui soupçonnent par ailleurs le dirigeant d’entretenir des relations avec le régime iranien.
Un procédé simpliste
Comment une telle somme d’argent a-t-elle pu, sans que personne ne s’en émeuve, s’évaporer des caisses d’un pays où la corruption est la règle générale à tous les étages de la société ? Le procédé est presque trop simple pour être vrai : selon les informations qui ont fuité dans la presse locale, des responsables de l’administration fiscale irakienne auraient, au cours de la période concernée, émis près de 250 chèques au profit de cinq entreprises fictives – dont trois avaient été créées seulement un mois avant le début des opérations. Des chèques émis en bonne et due forme par la direction des impôts et dont les montants étaient, immédiatement, retirés en espèces depuis les comptes bancaires des sociétés écrans en question. Un procédé simple, presque simpliste, qui a pourtant échappé aux autorités de contrôle.
Une enquête pénale a été ouverte pour déterminer la manière dont ces agissements ont eu lieu et retrouver les responsables. Cinq hauts dirigeants de l’administration fiscale irakienne, parmi lesquels le directeur général du fisc et son premier adjoint, ont ainsi été interrogés par un juge d’instruction de Bagdad. La justice a également émis plusieurs mandats d’arrêt à l’encontre des propriétaires des sociétés écrans impliquées et ordonné le gel de leurs comptes bancaires. D’après le ministère irakien des Finances, le président de l’administration des impôts et plusieurs de ses plus proches collaborateurs auraient également été remerciés à la suite d’une enquête menée en interne. D’autres personnes seraient visées, notamment celles qui ont bénéficié des retraits d’argent en espèces, sans que leurs noms n’aient été communiqués.
Une corruption qui gangrène la société irakienne tout entière
Les premières têtes sont donc tombées, mais cela suffira-t-il à calmer l’indignation qui s’est emparée d’une société irakienne qui sait ses élites gangrenées par la corruption ? « Nous ne permettrons pas que l’argent des Irakiens soit volé », a assuré le Premier Ministre Mohamed Chia al-Soudani, qui a également lancé que « jamais nous n’hésiterons à adopter de réelles mesures pour stopper la corruption qui s’est insolemment propagée dans tous les rouages de l’État et ses institutions ». De son côté, l’organe gouvernemental de lutte contre la corruption a déclaré détenir des « informations » et des « documents » sur l’affaire, qu’il devait remettre au ministère des Finances « afin que la justice puisse prendre les décisions appropriées ». D’un point de vue général, l’influence de la corruption a des conséquences socio-économique sérieuses et prive les pouvoirs publics d’un budget pourtant nécessaire pour subvenir aux besoins fondamentaux des populations. Et implique parfois des acteurs occidentaux. En 2021, le géant suédois Ericsson a reconnu avoir versé des pots-de-vin en Irak, dont une partie aurait pu avoir été captée par le groupe État islamique afin de permettre la poursuite de ses opérations de transport routier. D’autres en ont été victimes. En 2011, le groupe français Orange, qui avait investi dans Korek Telecom, l’un des géants irakiens des télécommunications, s’est vu exproprier en 2014 de ses participations dans l’entreprise sous la pression de la CMC, le régulateur local du secteur, dont plusieurs cadres auraient reçu des sommes d’argent en liquide, voire des biens immobiliers. Le groupe aurait perdu, quant à lui, 400 millions de dollars dans cette opération. Le koweitien Agility, son partenaire d’affaires dans l’investissement dans Korek, a connu le même destin funeste. Le tout, dans un silence judiciaire irakien assourdissant, malgré les nombreuses plaintes déposées par Agility et Orange.
Si l’ampleur du scandale a, cette fois, poussé les autorités à sanctionner certains des plus hauts fonctionnaires du pays, il s’agit bien d’une exception dans une Irak où les affaires de corruption, quand elles sont révélées, épargnent presque systématiquement les élites politiques et administratives. Un laxisme qui ronge la société irakienne, dont les jeunes générations, quand elles ne manifestent pas contre le pouvoir comme en 2019, quittent massivement le territoire pour échapper à l’emprise d’un système où la corruption obère tout espoir de promotion sociale et détourne au profit de quelques-uns l’argent théoriquement promis à la reconstruction d’un pays ravagé par des années de guerre et de terrorisme.
Depuis le renversement de Saddam Hussein en 2003, on estime ainsi que plus de 410 milliards de dollars se seraient évaporés des caisses de l’État – un océan de détournements et de corruption dans lequel les 2,5 milliards récemment volés font presque figure de goutte d’eau. Selon le classement annuel établi par l’ONG Transparency International, l’Irak pointe à une piteuse 157e place sur 180 pays étudiés. Le « casse du siècle » sera-t-il celui de trop, celui qui incitera, enfin, les élites irakiennes à s’emparer réellement de la question de la corruption endémique ? Il est permis d’en douter.