Depuis son coup de force en juillet 2021, le président tunisien Kaïs Saïed n’a cessé de renforcer son emprise sur le pouvoir exécutif. Le récent renvoi du chef du gouvernement Kamel Madouri, survenu dans la nuit du 20 au 21 mars, marque le quatrième limogeage d’un Premier ministre en quatre ans. Une instabilité politique qui reflète une concentration inédite des pouvoirs entre les mains du président.
Depuis la révolution de 2011, qui avait mis fin à la dictature de Ben Ali, la Tunisie est passée par de nombreuses turbulences politiques. Mais aujourd’hui, l’effervescence démocratique d’alors semble bien loin. « La vie politique est aujourd’hui moribonde », constate le politologue Hatem Nafti, soulignant l’absence de véritable débat démocratique ou d’opposition visible dans l’espace public.
Une opposition muselée
Le paysage politique tunisien est marqué par une répression de plus en plus prononcée. De nombreuses figures de l’opposition sont incarcérées depuis plus de deux ans, à l’instar de Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, ou encore Abir Moussi, dirigeante du Parti destourien libre, aux positions anti-islamistes et nostalgiques des anciens régimes.
Réélu en octobre 2024 dans un climat de désintérêt massif – avec une participation d’à peine 29 %, un record d’abstention depuis 2011 – Kaïs Saïed continue de gouverner sans véritable contre-pouvoir, dans une Tunisie en plein désenchantement.
Une gouvernance marquée par les limogeages
La fréquence des remaniements au sein du gouvernement tunisien en dit long sur le mode de gouvernance du président. Kamel Madouri, nommé en 2023, rejoint ainsi la liste des Premiers ministres évincés par Saïed, après Hichem Mechichi, Najla Bouden et Ahmed Hachani. Et ce n’est pas tout : selon Business News, une centaine de hauts responsables – ministres, chefs de cabinet, PDG d’entreprises publiques – ont été démis de leurs fonctions depuis 2021.
Une situation devenue banale, selon le directeur de la radio Mosaïque FM, Noureddine Boutar : « La nomination ou le limogeage d’un Premier ministre n’est plus un grand événement », explique-t-il, observant que ces annonces ne font plus les gros titres que quelques heures à peine.
Mais cette valse incessante des responsables politiques n’est pas sans conséquences. « Nommer, limoger, nommer, limoger, cela mène à de l’instabilité », alerte la journaliste Kaouther Zantour, mettant en lumière l’absence de continuité dans l’action gouvernementale. Pour Hatem Nafti, ces pratiques illustrent un pouvoir ultra-personnalisé : « Il n’y a qu’une personne qui concentre tous les pouvoirs : le président. Tous les ministres, y compris le premier d’entre eux, ne sont que des exécutants interchangeables. »
Il ajoute : « C’est aussi le signe de la difficulté de travailler avec Kaïs Saïed et de son caractère suspicieux. »
Des désaccords politiques profonds
Dans un climat politique verrouillé, les divergences avec le chef de l’État ne pardonnent pas. Najla Bouden, première femme à diriger un gouvernement tunisien, avait été remerciée après l’arrêt brutal des négociations avec le FMI pour un prêt de 2 milliards de dollars, que le président refusait, dénonçant les « diktats » imposés par l’institution internationale.
Quant à Kamel Madouri, son éviction serait intervenue quelques jours après une déclaration favorable à un renforcement de la coopération financière avec l’Union européenne. Une position visiblement en décalage avec celle de Kaïs Saïed, qui, peu après, recommandait à sa ministre des Finances de « privilégier la voie d’une autonomie financière ».
Une économie en berne
Sur le plan socio-économique, la situation est tout aussi préoccupante. L’économie tunisienne, déjà fragilisée par la pandémie de Covid-19, a subi de plein fouet les répercussions de la guerre en Ukraine, en raison de sa forte dépendance aux importations de céréales et d’hydrocarbures.
Résultat : une croissance atone (1,4 % en 2024), un chômage élevé (16 %), une pauvreté persistante qui touche un tiers de la population, et une inflation supérieure à 6 %, qui érode le pouvoir d’achat des plus modestes.
Dans ce contexte, les récentes mobilisations sociales ont été pointées du doigt par le président, qui les a jugées suspectes. Une réaction que Hatem Nafti interprète comme un aveu d’échec : « Incapable d’améliorer la situation socio-économique, le président multiplie les thèses conspirationnistes – et donc les boucs-émissaires – pour justifier ses échecs », explique-t-il à l’AFP.
Et d’ajouter : « Que ce soit d’anciens hauts responsables, des bureaucrates, des hommes d’affaires ou même des migrants subsahariens, Kaïs Saïed installe à chaque fois le même narratif : les ennemis du peuple font obstacle à sa guerre de libération nationale. »
Une Tunisie à la croisée des chemins
À l’approche du quinzième anniversaire de la révolution tunisienne, le pays se retrouve à nouveau face à un tournant décisif. Derrière l’apparente stabilité imposée par le pouvoir présidentiel, c’est une démocratie qui semble peu à peu s’étioler, étouffée par une gouvernance solitaire et une économie en crise. Le peuple tunisien, lui, reste en grande partie silencieux – résigné ou désabusé – face à une scène politique dont il se sent de plus en plus exclu.